Pour des « fabriques d’utopies concrètes » qui changent la vie et ré-enchantent le monde : affirmons une écologie politique, sociale, décoloniale et féministe ?

A l’orée du 21ème siècle, nous sommes confronté.e.s, en tant que citoyen.ne.s, en tant qu’êtres humains, en tant qu’espèce, à des défis colossaux et d’un nouvel ordre : dérèglement et à présent emballement climatique, ressources naturelles surexploitées, cours d’eau pollués, production de déchets sans précédent, pollution de l’air alarmante[1], etc. Pourtant nous continuons à malmener les écosystèmes naturels dont nos vies mêmes dépendent, et ce en perpétuant notre mode de développement économique.

Le modèle économique dominant dans lequel nous vivons – basé sur l’idéologie de la croissance, sur la consommation de masse et sur l’extractivisme c’est-à-dire l’exploitation intensive et industrielle des ressources naturelles – ce modèle engloutit littéralement les ressources de la planète et provoque des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales majeures[2].

L’agriculture industrielle apparaît comme l’expression la plus significative de ce modèle de développement qui nous conduit collectivement dans une impasse mortifère. Elle détruit tout à la fois les ressources hydrologiques, la biodiversité, la fertilité des sols. Elle menace la sécurité et la souveraineté alimentaires ainsi que la santé des personnes qui en consomment les productions. Elle représente un coût économique, humain, environnemental et social énorme. Elle entraîne les petits paysans et les petites paysannes dans une spirale infernale d’endettement et les accule au suicide.

Du Nord comme au Sud, l’extraction des matières premières, des minerais, des terres rares et des hydrocarbures n’a jamais été aussi poussée[3] compte-tenu de l’hyperconsommation qui caractérise nos modes de vie occidentaux, comme de nos modes de production voraces en ressources. Le sujet de la réouverture des mines sur le territoire hexagonal a d’ailleurs été mis à l’ordre du jour par le gouvernement qui prône le concept de « mine responsable ».

Au Sud comme au Nord, les firmes extractivistes transnationales et nationales – notamment minières – mènent une véritable « guerre de basse intensité »[4] contre les peuples autochtones, souvent avec l’assentiment des Etats, afin de les chasser de leurs terres pour en exploiter les ressources naturelles si convoitées, entraînant des désastres environnementaux[5], sociaux, sanitaires et économiques.

Dans un contexte d’une rare violence, des populations indigènes, et notamment les femmes, mènent la lutte pour protéger leur territoire-Terre nécessaire à leur survie, tout en dénonçant les violences sexuelles dont elles sont, avec les enfants, les premières victimes[6]. Car pour que soient installés « des barrages, des mines à ciel ouvert ou des décharges, tout comme des routes ou des zones touristiques proches des ‘réserves de la biosphère’ », les populations indigènes sont menacées, violées, assassinées, déplacées de force.

Ces luttes contre l’extractivisme montrent à quel point « la question écologique est une question de justice sociale et de luttes contre les conséquences toujours actuelles de plus de 500 ans de colonisation, et contre les actuels processus de recolonisation liés à l’extractivisme néolibéral »[7].

Habitats dégradés et logements insalubres, installation de bretelles autoroutières, de décharges  ou encore d’industries polluantes à proximité de leurs lieux de vie : du Sud comme au Nord, les populations pauvres et racisées sont les premières touchées par ces injustices environnementales, avec leurs conséquences néfastes sur la santé. Les enfants et les femmes, du fait de la répartition sexuée des tâches, en paient le plus lourd tribut.

Ainsi les problématiques environnementales majeures auxquelles nous sommes confrontées, et qui posent à présent la question de la survie possible de toute forme de vie sur notre planète, sont loin d’être isolées. Elles apparaissent inter-reliées, voire imbriquées, non seulement à des problématiques économiques liées au modèle néo-libéral extractiviste dominant, mais elles soulèvent également des problématiques sociales. Elles sont tout aussi reliées à des visions néo-coloniales concernant des populations et des territoires, à des représentations racisées des personnes, comme à des problématiques de rapports femmes-hommes.

Face à l’imbrication et à l’interpénétration de ces différentes problématiques, articuler et proposer des projets et des actions politiques à la fois écologistes, sociaux, décoloniaux et féministes s’avèrent dès lors essentiel pour nos luttes présentes et à venir, tout comme pour nos initiatives visant à construire réellement ces mondes meilleurs auxquels nous aspirons.

Face à l’écocide en cours qui menace à présent toute vie sur notre planète Terre, face aux défis colossaux qui s’imposent à présent à nous, nous refusons cette « douce certitude du pire »[8] ; tout comme nous n’abdiquons pas face à l’idéologie du « There Is No Alternative »[9] que veulent nous imposer ses petites mains.

Car nous sommes en mouvement, de par le monde, et depuis longtemps.

Nous sommes les groupes de femmes du delta du Niger luttant pour faire cesser l’extraction pétrolière qui polluent nos ressources de subsistance.

Nous sommes les petites paysannes et les petits paysans indien.ne.s luttant contre les O.G.M et le brevetage du vivant promus par les firmes agro-alimentaires et semencières transnationales.

Nous sommes les femmes et les hommes du Pérou luttant contre l’extraction minière qui empoisonne nos terres et nos sources d’eau, menaçant notre survie.

Nous sommes les femmes et les hommes habitant les ghettos noirs de la ville de Détroit, et nous cultivons des jardins biologiques pour offrir une alimentation saine à des milliers de familles.

Nous sommes sur les Zones à Défendre où nous luttons contre les grands projets coûteux et inutiles.

Nous sommes les habitantes et les habitants de Vintimille, et, dépassant la frontière entre l’Italie et la France, nous nous organisons avec les italien.ne.s pour faire bon accueil aux réfugié.e.s fuyant les guerres qui font rage aux portes de l’Europe.

Nous sommes dans les Terres de liens soutenant les agricultrices et les agriculteurs qui veulent s’installer et développer une agriculture biologique.

Nous semons des initiatives transformant l’agriculture, l’économie, la production d’énergies, etc.

Du Sud au Nord, nous montrons chaque jour, par nos actions, que les luttes écologistes et sociales sont fondamentales pour le bien vivre ensemble (le « buen vivir »), et plus largement pour nos vies mêmes sur notre planète GaÏa. Du Sud au Nord, nous inventons, nous élaborons, nous mettons en place, nous construisons, pierre par pierre, de multiples alternatives qui changent le monde, ici et maintenant.

Parce que nous voulons vivre dans un monde où chaque personne pourra pleinement s’épanouir : nous choisissons la solidarité face aux mépris des plus faibles ; nous choisissons la coopération face à la compétition de tou.te.s contre tou.te.s ; nous choisissons la générosité face à l’égoïsme du chacun.e pour soi.

Semeuses et semeurs d’espoirs et d’initiatives, il est temps de nous rassembler dans des formes inédites de coordination, de concertation, d’entraide et d’expérimentations.

Il est temps de délaisser le pouvoir et ses jeux mortifères afin que se déploie notre puissance d’agir. Car comme le rappelle Audre Lorde : « Nous ne détruirons jamais la maison du maître avec les outils du maître »[10].

Il est temps d’ouvrir grandes les portes et les fenêtres. Nous sommes le vent qui se lève et rien ne pourra nous arrêter car nous sommes des utopies en mouvement.

Magali C. Calise

Contribution pré-Congrès EELV – Avril 2016

Premier.e.s signataires

ALAIN Jean-Joseph Ile-de-France
BELTRAME Elise PACA
BUREL Marcel Bretagne
C. CALISE Magali Ile-de-France
CAPELLO Bénédicte Ile-de-France
CHESSE Hélène Midi-Pyrénées
COCHET Yves Ile-de-France
COLLINET Annie Rhône-Alpes
DEBORD Pascale Pays de la Loire
DELTOUR Jeannick Bretagne
FIAT Françoise Ile-de-France
KERSPEN Sylvain Ile-de-France
KLOBOUKOFF Michel Aquitaine
LABERTRANDIE Lydia Ile-de-France
MAISONNEUVE Brigitte Ile-de-France
Martini Scalzone Lucia Ile-de-France
MECHIN Bruno Bretagne
MONTAGNE Odile Ile-de-France
MONVILLE – DE CECCO Bénédicte Ile-de-France
MORLAIS Jean Ile-de-France
PELLETIER Hélène Auvergne
PETIT Martine Bretagne
POURSINOFF Anny
QUENISSET Anne-Marie Languedoc-Roussillon
TOUCHE Thierry Pays de la Loire
VESVRE Pascal Ile-de-France

[1] L’Organisation Mondiale de la Santé, dans son rapport 2014, estimait que près de 7 millions de personnes étaient décédées prématurément en 2012 à cause de la pollution de l’air, principal risque environnemental sur la santé humaine.

[2] Les firmes extractivistes nationales et transnationales s’appuient par ailleurs sur l’utilisation intensive d’une main d’œuvre souvent précaire et racisée.

[3] Revue Silence, dossier « Extraction minière, ni ici ni ailleurs », N° 445, mai 2016.

[4] La guerre de basse intensité s’apparente à une guerre souterraine déployée en période de paix : elle instaure la terreur et vise le contrôle social des populations. La sociologue Jules Falquet a longuement analysé ce phénomène en Amérique Latine. A présent, elle montre comment cette guerre au quotidien – qui vise en premier lieu les populations pauvres et racisées, et notamment les femmes – s’articule avec l’extractivisme et les transformations de la production dans le cadre de la mondialisation néo-libérale. Jules Falquet, 2016 (à paraître). Pax neoliberalia, Editons de l’Ixe.

[5] Chaque année, les industries minières du monde entier déversent 180 millions de tonnes de déchets toxiques dans les rivières, les lacs et les océans, ce qui représente plus de 5,7 tonnes de toxiques rejetées par seconde.

[6] Lorena Cabnal, 2015. « Corps-territoire et territoire-Terre : le féminisme communautaire au Guatémala », Entretien (propos recueillis par Jules Falquet), Cahiers du Genre, N° 59, p. 73-90.

[7] Sandra Laugier, Jules Falquet et Pascale Molinier, 2015. « Genre et inégalités environnementales : nouvelles menaces, nouvelles analyses, nouveaux féminismes (Introduction) », Cahiers du Genre, N° 59, p. 15.

[8] Miguel Benasayag et Edith Charlton, 1991. Cette douce certitude du pire, Editions La Découverte.

[9] There Is No Alternative ou TINA (“Il n’y a pas d’autres choix” en français) : slogan attribué à Margaret Thatcher alors qu’elle était Premier ministre du Royaume-Uni, il signifie que le capitalisme, la mondialisation, les politiques de libéralisation et de dérégulation sont nécessaires et bénéfiques : privilégier d’autres voies conduirait à l’échec.

[10] Audre Lorde, 1983. Sister Outsider, Essais et propos d’Audre Lorde sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme… Genève et Laval, Editions Trois et Editions Mamamélis, 2003 pour la traduction française.

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